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La transformation digitale : quelle place pour l’humain ? Entretien avec Thibaut Le Masne.

La transformation digitale : quelle place pour l’humain ? Entretien avec Thibaut Le Masne.

 

Thibaut LE MASNE est spécialiste de la donnée, expert de la transformation digitale, auteur, conférencier et intervenant dans les grandes écoles. Il a travaillé dans de nombreuses entreprises et dans des secteurs très différents. Cette vision complète des entreprises lui permet d’apporter une vision complète afin mieux comprendre et d’appréhender les problématiques attachées à la digitalisation et à la gestion de la data enFrance.

Comment répondre aux enjeux qui sont nés avec la digitalisation et créer de la valeur dans un univers de plus en plus chahuté par de nouveaux entrants ? Voici maintenant plusieurs années qu’il apporte une approche nouvelle, pédagogique et adaptée pour faire de ce contexte un avantage concurrentiel.

 

1 - En 2021 vous avez publié un livre sur la transformation digitale des entreprises, dans lequel vous, dès l’introduction vous écrivez que la transformation digitale est « un bien grand terme, souvent prononcé mais, pas toujours correctement interprété ». Pour que tout le monde s’y retrouve, pouvez-vous commencer par nous expliquer ce qu’est la transformation digitale et en quoi elle diffère, le cas échéant de la transformation numérique ?

Dans mon travail, l’un des éléments clés pour réussir mes projets c’est que tout le monde partage le même vocabulaire. Cela permet de simplifier les échanges et surtout de bien se faire comprendre. Ainsi, lorsque nous parlons de « transformation digitale », nombreux sont ceux (l’académie française en tête) qui préfèrent au terme digital le terme numérique. A cela Ils reprochent deux problèmes à ce terme digital :

1-     Il est considéré comme un anglicisme.

2-    Le digital est ce qui se reporte aux doigts donc aucun sens de l’employer dans ce cas précis.

A ces deux remarques j’essaie d’y opposer trois arguments :

1-    Le terme digital est bien un terme français. En effet, leur deuxième argument me démontre bien qu’il existe dans la langue française.

2-    Quant à la définition, elle n’est pas si restrictive car il existe bien une plante qui s’appelle« la digitale ».

3-    La définition du numérique est « qui se rapporte aux nombres » et sur ce point il ne semble absolument pas répondre au Digital dans la globalité car nous oublions un élément clé : le pourquoi nous le faisons.  

Alors je ne vais pas évoquer tout le cheminement que je détaille dans mon livre mais ce que j’aime avec le terme digital, c’est justement qu’on y entend bien souvent la dimension « empreinte digitale ». Ces empreintes sont ce qui font notre singularité et notre unicité. Ainsi, en préférant le terme digital au terme numérique, j’y ajoute une finalité, cet un objectif, ce pourquoi nous faisons transformation Digitale : rendre service à l’Homme (avec un grand H).

Faire du numérique, c’est informatiser une tache là où le digital va plus loin, il doit être tourné vers l’Humain.

Pour conclure, voici la définition que je propose : Le digital est un écosystème ‟data centricʺ conforme à la réglementation et s’adaptant au contexte dans lequel il évolue, permettant de délivrer, dans un temps très court, des services à valeurs ajoutées.

Bon j’avoue qu’il y a un anglicisme (que je détaille plus loin dans mon livre) mais cette définition regroupe l’ensemble de ce que doit être le digital.

2 - L’an dernier, une étude de l’Ecole de Management Normandie sur la transformation numérique des TPE et PME, soulignait que « si les bases de la transformation numérique sont posées, les entreprises vont devoir dépasser le stade de la simple "digitalisation" des outils ». Comment expliquez-vous ce constat ? Doit-on s’inquiéter d’une faible appropriation par les entreprises des outils digitaux ?

Sans vouloir redétailler ce qu’on s’est dit au début, mais nous voyons bien dans cette étude que les notions de numérisation et digitalisation sont employés sans distinction. Par exemple le titre, « Quelles clés pour transformer les entreprises digitalisées en entreprises numériques ? », ce titre mériterait quelques explications au moins sur les termes non ?

Au-delà de ce point, cet article fait un constat : « pour 54 % des entreprises, l’impact du digital sur la stratégie de l’entreprise est neutre ». Sans vouloir développer tout l’article, il y a pour moi un constat profond que je fais depuis longtemps et qui a motivé l’écriture de mon livre. Vouloir faire du digital (au sens que j’ai détaillé plus haut) juste pour faire comme tout le monde ou par FOMO (cette peur de passer à côté de quelque chose) est une erreur. Il faut avant tout définir son pourquoi, ce qui motive notre entreprise, ce fameux « service à valeur ajoutée »dont je parle dans ma définition.

Ainsi, si le constat que l’impact du digital est neutre il est fort probable que ça vient en partie du fait que les entreprises ont du mal à trouver leur pourquoi. En effet, dans 99% des entreprises que j’ai pu croiser ou accompagner, lorsque nous travaillons avec elles sur ce « pourquoi » la réponse reste presque invariable : « pour faire du profit ».

Or, il faut bien comprendre que le profit est plus une résultante des actions que vous avez menées qu’un objectif qu’on doit à atteindre. Nous pourrions dire que le « profit » serait le « KPI » (l’indicateur clé de performance) de votre digitalisation. Du coup, pour réussir, il vous faut trouver le vrai pourquoi.

Pour ce qui est de la deuxième partie de votre question, à savoir si on doit s’inquiéter de cette faible appropriation des outils digitaux, ma réponse serait oui mais j’ajouterai que ce n’est pas irrévocable.Ma première réponse serait qu’il faudrait les aider à mieux comprendre l’univers digital. En effet, cet univers est très perturbant un peu à l’image du miroir d’Alice, tout est similaire et pourtant tout est différent. Par exemple, la notion de temps n’est pas la même, si tout va beaucoup plus vite sur bien des sujets, il est souvent long et compliqué de se faire une place. Il faut donc savoir manier le temps long et le temps court.

3 - Dans votre livre vous insistez sur l’articulation entre l’humain et le digital. Est-ce que cette articulation n’existe pas ou peu aujourd’hui ? En quoi est-elle vitale selon-vous ?  

En réalité, je parle plus du fait que le digital est un principe systémique entre trois éléments : la donnée, l’humain et le business.

Mais, oui ces trois notions, nous les avons et elles existent :

La dimension business, c’est souvent le cœur de notre activité et de notre entreprise, donc nous l’avons souvent depuis la création de notre entreprise. Après il nous faut regarder comment cette dimension est traduite dans le digital. C’est souvent ce qu’on observe et qu’on documente. C’est également ce qui peut nous faire fausse route dans le digital car il on pense que viser le profit est l’objectif.

La donnée, c’est encore une dimension que nous avons mais bien souvent, là aussi, nous ne la maitrisons pas forcément (surtout dans les entreprises qui ne sont pas « digital native »). Certes, depuis le temps, les entreprises essaient de cultiver la data de plus en plus (surtout avec les nouvelles règlementations et l’émergence des nouvelles technologie LLM par exemple) mais cette dimension est encore loin d’être acquise.

L’humain, accentué avec la Covid nous cherchons de plus en plus à faire entrer la notion de valeur et de sens dans notre mode de fonctionnement. Alors oui, cette dimension est aujourd’hui bien regardée mais il y a toujours un décrochage important entre la volonté des entreprises de prendre en compte cette dimension et la façon dont les collaborateurs la perçoivent.

Mais ce qui, à mon sens, ce qui n’est pas assez regardé c’est la notion de systémique des trois éléments. Il est important de ne pas regarder ces dimensions en silo mais comme faisant partie d’un tout et c’est à mon avis là ce que nous ne regardons pas assez lorsque nous voulons nous digitaliser.

4 - Vous êtes le cocréateur et coanimateur du podcast Trench Tech qui a pour but de favoriser « l’esprit critique sur les impacts sociétaux de la tech ».En quoi cette initiative s’inscrit dans votre réflexion sur la transformation digitale ? Est-ce que la réflexion sur la tech et l’esprit critique permettent de mieux appréhender les enjeux de la transformation numérique, de franchir ce que vous appelez le « miroir d’Alice » dans votre livre ?

Que nous le voulions ou pas, le digital est partout. Il est souvent au cœur d’enjeux environnementaux, politiques et géopolitiques que l’on n’imagine pas forcément. Malheureusement, pour des raisons commerciales ou encore plus souvent par méconnaissances, ces enjeux sont très rarement abordés non seulement des entreprises mais aussi par beaucoup de personnes /particuliers.

Depuis très longtemps, je travaille beaucoup à la sensibilisation du digital autour de moi, mais lorsque j’aborde des sujets plus délicat (les enjeux de nos choix digitaux), je suis régulièrement confronté à une certaine forme de fatalisme le fameux « à quoi bon » ou encore« je n’ai pas le choix » ou de scepticisme « mais non, tu fantasmes » …

J’ai une profonde conviction qu’ensemble nous pouvons faire évoluer les choses et surtout qu’ensemble nous pouvons réenchanter le digital.

Basé sur ces différents constats, nous avons créé avec Mick Levy et Cyrille Chaudoit Trench Tech. L’objectif est simple : éveiller l’esprit critique pour avoir une Tech plus éthique. Pour cela, nous faisons intervenir un spécialiste dans son domaine et il nous expose son point de vue. Le point important est que nous (les co-animateurs) ne sommes pas là pour exposer notre avis mais que notre invité nous expose le siens.

Cette démarche s’inscrit dans ce que je dis souvent :il faut poser à plat nos problèmes de façon pragmatique et dépassionné ;car c’est le meilleur moyen de progresser.

 

5 - Quels conseils donneriez-vous aux entreprises qui veulent se lancer dans la transformation digitale ?

D’abord, il n’est jamais trop tard pour bien faire et après, une fois qu’on a compris comment ça marche, ce n’est pas très compliqué et c’est à la portée de tous !

Et si on cherche une source d’inspiration je dirai : écoutez Trench Tech et lisez mon livre.

 

 

 

Pour aller plus loin

Thibaut Le Masne. La transformation digitale des entreprises : les leviers de la réussite. Eni, coll. DataPro, 2021.

Mathilde Aubry et al..Quelles clés pour transformer les entreprises digitalisées en entreprises numériques ? Chaire Digitalisation et Innovation dans les Organisations et les Territoires de l’EM Normandie, 2022. https://blog.ecole-management-normandie.fr/fr/digital-transformation-numerique/quelles-cles-pour-transformer-les-entreprises-digitalisees-en-entreprises-numeriques/

What is digital transformation? McKinsey Explainers. https://www.mckinsey.com/featured-insights/mckinsey-explainers/what-is-digital-transformation

Commission Européenne. Rapport2023 sur l’état d’avancement de la décennie numérique. 27 septembre 2023. https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/library/2023-report-state-digital-decade

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