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Intelligence artificielle et technologie émergentes : un défi pour la civilisation ?

Virginie Martins de Nobrega est avocate et consultante internationale intervenant sur les nombreuses applications de l’IA dans le contexte des affaires et relations internationales.

Elle intervient fréquemment sur les problématiques transversales liées aux risques, opportunités et impacts de l’Intelligence artificielle et des technologies émergentes notamment dans leur dimension géopolitique, éthique, droits de l’homme, sociale, environnementale et économique.

Elle a écrit un article dans un ouvrage collectif sur ces technologies du point de vue des plus vulnérables, des minorités et des femmes illustrant les nombreuses facettes de la fracture numérique.

Dès 2018, elle intervient sur les questions de l’IA promouvant une approche éthique, multiculturelle, centrée sur les droits de l’homme et l’humain combinant les impératifs sociaux et environnementaux aux enjeux géopolitiques, économiques dans un monde en mutation appelant à ce que cette mutation technologique qui pénètre toutes les strates de nos sociétés construisent des ponts entre les peuples et les individus au lieu de nous séparer, afin de continuer de promouvoir les idées de paix, de sécurité, de coopération internationale et de développement.

1 – Le Conseil de sécurité a récemment tenu sa première séance sur l'intelligence artificielle (IA). Le nouveau programme des Nations Unies pour la paix met en évidence la nature double de ces technologies et l'UE est en train de construire un cadre réglementaire solide. Ces technologies représentent-elles réellement un défi pour la civilisation ?

Oui, ils le sont en raison de leur pénétrabilité à travers les pays et les secteurs, et parce qu'ils influencent, voire structurent, l'étendue de l'autorité publique, nos droits et nos libertés fondamentales. Contrairement à ce qui se fait pour d'autres technologies, les États et les individus ne peuvent pas simplement éteindre leurs systèmes ou effacer leurs cookies. Il existe une interaction constante avec les systèmes d'IA, tels que l'IA générative et le traitement du langage naturel (NLP pour Natural Language Processing), qui sont construits sur ces interactions et améliorent leur précision et leur efficacité grâce à elles. S’ajoutent à cela d'énormes investissements qui permettent le développement et la mise à l’échelle des technologies sans conduire systématiquement des évaluations des besoins et des impacts, en raison du besoin des États de se positionner de manière stratégique et géopolitique. Nous vivons dans un contexte mondial où les relations internationales sont remodelées avec l'influence croissante des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et la remise en question du multilatéralisme accusé de ne pas répondre de manière équitable et adéquate aux besoins mondiaux, en particulier dans le Sud. Tout évolue rapidement dans un ordre inverse : pour certains, les avancées technologiques sont un moteur de développement économique ; pour d'autres, elles accroissent les inégalités et l'exclusion. Cela est évident dans le Sud, mais la tendance est également visible dans le Nord.

De fait, nous perdons un certain contrôle sur notre histoire, notre narration culturelle et notre tissu social. C'est là le plus grand paradoxe de l'IA : elle nous rapproche autant de notre humanité qu'elle nous en éloigne. Elle nous rapproche de notre humanité en nous poussant à remettre en question notre désir de nourrir l'humanité dans la société. Elle nous en éloigne également en nous aliénant et en créant des systèmes autonomes qui façonnent nos interactions et notre histoire. Nous ne devons, à la fois, pas avoir une vision trop anthropomorphique, mais, en même temps, ne pas adopter un point de vue anthropomorphique serait finalement autodestructeur. Les abus environnementaux ne doivent pas nous faire oublier que l'humain est au cœur de notre système, et que nous devons créer un système qui soutient son évolution.

2 – Si les enjeux sont si importants, est-ce que les cadres légal et réglementaire sont suffisants ?

Ils le sont, tout comme l’est l'éthique. Opposer systématiquement l'approche éthique à l’approche légaliste revient à nier que la loi est inspirée et fondée sur de grands principes de droits découlant d'une certaine vision éthique. Nous avons aussi tendance à oublier que la loi est un produit sociologique qui suit l'évolution de la société, mais la précède rarement. Par ailleurs, la technologie évolue si rapidement de nos jours que la loi a du mal à suivre, même si le système réglementaire mis en place par l'Union européenne en moins de 5 ans est à saluer.

Sachant cela, l'éthique mise en œuvre aux phases d’idéation et de conception, les principes du droit international tels qu'adoptés dans les recommandations de l'UNESCO et les droits de l'Homme doivent être la base de tout raisonnement, y compris dans les affaires.

Nous devrions aller plus loin encore. Analyser les causes. Envisager de changer certains paradigmes au lieu de les accepter comme des certitudes. Par exemple, nous nous efforçons de réglementer les outils qui empiètent sur la vie privée. Ne pourrions-nous pas penser à des outils respectueux de la vie privée dès leur conception ? Il en va de même pour les questions environnementales. Nous vivons sur le mythe de l'objectivité des données et du besoin de toujours plus de données et d'interopérabilité. Est-ce vraiment le cas ? Aujourd'hui, cela reste le plus fort levier inexploité.

3 – Les discussions sur l’éthique sont constantes, les politiques et réglementations sont actées et les entreprises s’auto-régulent. Pourtant, le système international et multilatéral reste inefficace face aux inégalités qui s’accroissent. N'est-ce pas le système lui-même qui est inadapté ?

Les cadres éthiques, légaux et réglementaires aux niveaux international et régional sont nécessaires, mais pas suffisants. Leur mise en œuvre doit suivre. Au niveau national, cela passe par la mise en œuvre de stratégies nationales solides respectant les principes énoncés ci-dessus. Au niveau des entreprises, c'est en adoptant des politiques et des cadres de gouvernance. Le secteur privé a été très proactif pour mettre en place des outils de gouvernance et de gestion de l'innovation, des lignes directrices et des processus. Il doit maintenant se conformer aux cadres réglementaires, être surveillés et sanctionnés en cas de besoin.

Par ailleurs, nous avons tendance à stigmatiser facilement les systèmes et les institutions pour ne pas accepter nos responsabilités individuelles et collectives. Pourtant, c’est nous qui agissons à travers les systèmes. Il y a vingt ans, une grande majorité pensait que rendre les finances et les entreprises plus respectueuses de l'environnement était une utopie. Aujourd'hui, tout le monde s'investit massivement dans une approche éco-responsable. Penser en grand et être ambitieux pour la société, l'intérêt général et le bien commun ne signifie pas être naïf, mais relever les défis de notre époque en croyant en une société plus juste, ne laissant personne de côté et offrant des opportunités à tous.

Ces technologies sont comme une boîte de Pandore. Tout le système est en train de changer. A moins que nous ne voulions tomber dans les affres d'une guerre froide mondiale, numérique, robotique et cybernétique, ces changements doivent être soutenus, encadrés et réfléchis à partir d'idéaux sociétaux ambitieux combinant l'indépendance stratégique des États et la protection de l'intérêt général, le bien commun et les valeurs du multilatéralisme. Nous avons besoin de solidarité, de coopération internationale et de dialogue.

article du 27/07/2023

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