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Interview avec Bertrand Piccard

Comment concilier les nouvelles technologies avec la nécessité de contrôler le développement et la croissance ?

Bertrand PICCARD, médecin-psychiatre et aéronaute a réussi le 1er tour du monde en ballon sans escale puis avec l’avion solaire Solar Impulse. Président de la fondation humanitaire Winds of Hope et ambassadeur itinérant des Nations Unies, il partage ici sa vision d’une écologie compatible avec l’innovation.

Entretien:

- Qu’est-ce qui distingue techniquement l’écologie d’hier et d’aujourd’hui ?

Il y a encore peu de temps, les solutions technologiques pour protéger l’environnement étaient très chères donc n’étaient pas mises en œuvre car elles suscitaient trop de réticences. L’idée directrice était de diminuer la mobilité, le confort, la croissance, la consommation… Et ce n’était pas très populaire ! On a alors cherché à concilier l’écologie et la croissance mais sans succès car autrefois, l’énergie solaire, la mobilité électrique, les isolations de maison étaient trop chères… Industrie et écologie ne faisaient pas bon ménage. Aujourd’hui, la plupart de ces technologies sont devenues non seulement abordables, mais la plupart sont rentables. Le prix de l’énergie solaire a été divisé par dix tout comme le prix de l’énergie éolienne. Toutes les nouvelles technologies de mobilité, d’isolation de maison, de chauffage, d’air conditionné, d’éclairage, de smart grid, de distribution, sont, grosso modo, devenues rentables.

- La croissance, ce n’est pas le contraire de ce qu’il faut faire ?

Cela dépend de ce que l’on entend par là. Une croissance qui utiliserait toujours plus de ressources naturelles pour avoir toujours plus d’objets jetables, c’est évidemment impossible. Mais une croissance économique, basée sur la qualité et non pas la quantité, ce serait remplacer ce qui est polluant, inefficient, ce qui gaspille l’énergie, l’eau et les ressources naturelles, par des systèmes efficients, peu gourmands en énergie et en matières premières. Et ça, c’est le marché industriel du siècle ! Introduire des infrastructures de smart-grid qui permettent à une ville d’être neutre sur le plan carbone plutôt que gaspiller toute l’énergie qu’elle consomme, c’est rentable. Avoir une mobilité électrique, c’est rentable. Si on regarde toute la chaîne, on voit que beaucoup de choses permettent de transformer et améliorer ce que l’on a, sans avoir plus, mais mieux. Et cela financièrement, c’est du profit et c’est des emplois. Je travaille avec ma fondation Solar Impulse sur ce genre de solutions.

- Par exemple ?

Si l’on prend juste les voitures à combustion, l’un de nos membres a proposé un boitier qui contient un liquide qui est monté contre le moteur de la voiture. Ce boitier électrolyse le liquide pour mettre un peu d’hydrogène dans la chambre de combustion du moteur, ce qui améliore la combustion, et diminue de 80% les particules, et de 20% la consommation d’essence. Voilà à mes yeux une technologie de rupture, qui permet d’améliorer énormément ce qui existe, même sans passer immédiatement à la voiture électrique. Avec cela on peut réduire de 80% les émissions de particules en ville. C’est très rentable.

- Et donc on change de paradigme?

Pour moi le grand changement, c’est que la protection de l’environnement est devenue le marché industriel du siècle. Le fait que l’on croit à l’origine humaine pour le changement climatique, ou que l’on n’y croit pas, que l’on ait, ou non, du respect pour l’environnement, de l’empathie, ou non, pour l’humanité, ne change rien au fait que ces technologies vont protéger l’environnement et qu’elles sont rentables. Et même les climate change deniers peuvent les adopter, parce que c’est un avantage économique.

Et je pourrais vous citer d’autres exemples. Un processus industriel qui permet de produire de l’acier inoxydable avec 99% d’eau en moins, et 91% moins cher ! Dessaliniser l’eau de mer avec de l’énergie solaire. Stocker de la chaleur dans des blocs de céramique, pour la transporter là où elle sera utile. Il y a également le seawater air conditioning, où on récupère de l’eau à 900m de profondeur à 5°C, pour la monter en surface, faire passer de l’air à travers cette eau pour refroidir des hôtels ou des hôpitaux et on remet l’eau dans l’océan : le tour est joué et cela ne change pas la température de l’océan, mais permet en revanche d’économiser énormément d’énergie pour l’air conditionné. Dans un grand hôtel en Polynésie française cela économise un million d’euro par année, et cela coûte quatre million et demi d’euro à fabriquer, donc en quatre ans et demi c’est remboursé. Voilà des exemples de croissance qualitative.

- Encore faut-il avoir confiance et il semble que celle ci soit plutôt érodée…

Je pense que l’on a raison de perdre confiance. Les dirigeants de ce monde n’inspirent pas confiance. Les grandes entreprises aujourd’hui n’inspirent pas confiance. Et c’est un de leurs grands challenges que de bâtir une vision nouvelle et l’expliquer. Si des leaders politiques, économiques ou industriels, osent faire ce pas, ils deviendront des héros. Pour l’instant, ils sont plutôt considérés comme des parasites... Et c’est cela qui fait le lit des populismes.

- Comment vaincre cette inertie ?

Vous ne changerez pas tout le monde en même temps, mais vous pouvez introduire du changement dans certaines entreprises ou dans certains pays. Prenez la Suède par exemple, elle a introduit une taxe carbone de 35€ par tonne. Au début l’industrie a hurlé à la mort en alertant sur la perte de compétitivité que cela allait entraîner. Aujourd’hui, grâce à cette taxe-carbone, l’industrie suédoise à l’exportation est plus compétitive qu’avant. Parce que cette taxe carbone les a obligés à utiliser les nouvelles technologies.Hier j’étais à Vienne à une grande conférence intitulée « comment utiliser les nouvelles technologies de pointe pour réindustrialiser l’Europe ? » Je précise que la recherche européenne est fantastique et que la Commission européenne fait énormément ; mais une fois qu’il y a des brevets, ces inventions ne passent pas dans le domaine public, enfin elles n’arrivent pas sur le marché et ne sont pas utilisées.

- Pourquoi ?

Il faut créer un besoin pour tirer ces innovations sur le marché. Et il ne peut être que réglementaire, législatif. S’il y a une taxe CO2, le CO2 prend une valeur, donc les technologies liées au CO2 vont se développer. En outre il y a obligation d’être plus efficient en termes de chauffage, d’air conditionné, de moteur… Mais s’il n’y a pas de taxe CO2, personne ne va le faire. Par conséquent, si l’on veut vraiment réindustrialiser l’Europe et aider les sociétés qui ont des inventions à percer, il faut un cadre réglementaire, qui inclut de objectifs environnementaux très ambitieux, et des politiques énergétiques très ambitieuses.

Mais comment concilier le développement des technologies appropriées et la protection de l’environnement ? Il faut établir un cadre réglementaire qui préserve un équilibre. Vous ne pouvez pas empêcher les gens de voyager en avion. Avec une taxe sur le kérosène, insignifiante sur le prix du billet, vous rétablissez l’équilibre. Si quelqu’un veut faire ses courses à Barcelone plutôt qu’à Genève, il peut très bien assumer une taxe de 3 ou 4 francs suisses de taxe kérosène sur son billet EasyJet. Tant que cela ne se fait pas, on ajoute du CO2 dans l’atmosphère sans ajouter les moyens pour enlever ce CO2. Si vous avez une taxe carbone, l’utilisation de cette taxe carbone va pouvoir être utilisée pour baisser le taux de CO2 dans l’atmosphère, pour développer des centrales solaires au lieu de centrales à charbon. Il y aura des financements pour le faire. Finalement la technologie c’est ce qu’on en fait qui compte. La même technologie peut détruire une ville ou en faire de l’électricité. La même technologie peut permettre de surveiller des gens avec l’intelligence artificielle ou retrouver des gens disparus. Donc c’est en même temps un facteur d’épanouissement social ou un facteur de surveillance dictatorial. Cela dépend de ce que l’on en fait.

- Et qui agit dans la bonne direction à votre avis ?

Ceux qui ont des solutions rentables pour la protection de l’environnement. À partir delà, il faut que les politiques prennent le relai, pour imposer des normes – je suis désolé de dire cela mais c’est quand même le cadre légal qui va changer la situation – et puis la finance, qu’ils comprennent que c’est absolument rentable d’investir là-dedans. Parce que quand vous avez des investissements dans les énergies fossiles, et que vous savez qu’une action d’une société pétrolière vaut 100 – je prends un chiffre comme cela – parce que il y a un nombre de réserve qui vaut 100, et qu’on apprend que ces réserves ne seront jamais utilisé complètement parce qu’il y aura des taxes carbones, il y aura de l’énergie solaire et éolienne beaucoup moins chères que le pétrole, qu’il y aura une mobilité électrique, qu’il y aura de l’efficience énergétique dans les bâtiments. Et bien cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’il n’y aura jamais 100% des réserves de pétrole qui vont être utilisées. On va s’arrêter bien avant que le pétrole ait été utilisé complètement. Par conséquent, si la compagnie est évaluée à 100 parce qu’elle a des réserves à 100, mais qu’on va utiliser que 30% de ces réserves, bah, cela veut dire que les actions vont s’écrouler de 100 à 30. Ce qui va faire la plus dure crise financière, la plus grosse crise boursière de l’histoire de l’humanité. Comment est-ce qu’on fait pour éviter cela ? Et bien, il faut que les sociétés pétrolières se diversifient, il faut qu’elles investissent dans l’efficience énergétique et toutes les énergies renouvelables, dans toutes les nouvelles technologies, pour avoir des sources alternatives et des actifs qui valent quelque chose. Aujourd’hui, les sociétés pétrolières ont des actifs pourris. Comme les subprimes en 2008. Et quand la population s’en rendra compte, si elle s’en rend compte rapidement, cela fera la crise boursière. Si les sociétés pétrolières ont le temps de se recycler, il n’y aura pas de crise financière. Donc on voit que même pour sauver le système financier aujourd’hui, il faut absolument encourager ces sociétés d’énergies fossiles à entrer dans la logique des énergies renouvelables. C’est pour leur survie. Mais quand vous leur dites cela, ils rigolent. Sauf que tout d’un coup leurs actions vaudront30% de moins ce qu’elles valent aujourd’hui. Donc, c’est un problème boursier beaucoup plus qu’un problème environnemental, qui doit les pousser à se diversifier. Vous savez, il y a toujours des chevaux. Mais ceux qui avaient des sociétés de calèche dans les villes ont quand même dû réaliser qu’on a passé à la voiture. Et bien avec le pétrole cela sera exactement la même chose. Il y aura toujours du pétrole. Il y aura toujours une niche qui utilisera du pétrole, mais on passe à autre chose. C’est un trend. C’est un trend qu’on n’arrêtera plus. Donc, ou bien on s’y oppose et on finit comme Kodak. Ou bien, on embrasse le changement et on fait comme LG, en se désinvestissant du fossile pour investir dans les services d’efficience énergétique à leurs clients. C’est comme ça qu’ils gagnent. C’est un nouveau business model où on gagne beaucoup plus en vendant moins, parce qu’on est plus efficient. Et c’est cette valeur-là qui rapporte.

- Ce n’est pas du cynisme ?

C’est du pragmatisme. On ne change pas le monde avec des bonnes intentions. On ne change pas le monde en disant que la nature est belle et qu’il faut la protéger. Parce que beaucoup de gens s’en fiche de la nature, beaucoup de gens ont des salaires à payer à la fin du mois, ils ont des quarter de report à fournir aux analystes boursiers, et s’ils ne le font pas, ils se font virer ou leur entreprise disparaît ou leur entreprise en souffre. Donc, il faut donner des solutions à ces gens-là. C’est eux qui changent le monde. Beaucoup plus que la ménagère qui va acheter ses fruits au marché.

- De quand date votre prise de conscience ?

Mon père avait le même message pour la protection de l’environnement. Mais à son époque, il n’y avait pas de solution rentable. Et par conséquent, personne ne suivait ses conseils. Et c’est quand j’ai constaté à quel point on arrivait dans le mur, que j’ai compris la nécessité de changer de paradigme. Et changer le paradigme de la protection de l’environnement, c’est le rendre rentable. En 2002, quand j’ai commencé à travailler sur Solar Impulse, j’ai également commencé à publier les premiers articles sur la rentabilité de la protection de l’environnement. C’était fondamental. On s’est moqué de moi : « Tu commences a faire du capitalisme environnemental mais les verts ne sont pas pour gagner de l’argent, ils sont là pour sauver la planète. » Mais vous ne sauverez pas la planète si cela vous coûte de l’argent. Vous sauverez la planète si cela vous rapporte de l’argent. Et en fait depuis 2002, j’essaie de montrer à quel point cette protection de l’environnement peut être rentable. J’essaie de parler le langage de ceux que l’on veut convaincre.

Propos recueillis par Bogomil Kohlbrenner

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