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Bien-être numérique : Repenser nos pratiques

Clo S est la fondatrice de This Too Shall Grow, où, en tant que coach certifiée et formatrice en bien-être numérique, elle aide les particuliers et entreprises à établir de meilleures relations avec leurs ordinateurs, smartphones, et appareils connectés. Nos outils numériques sont souvent source de stress et de distraction. Son travail a pour objectif de faire en sorte qu’ils nous aident à être productifs, créatifs, et à nous sentir bien au lieu d’happer notre temps.

Avant de créer This Too Shall Grow en 2020, Clo était UX researcher et UX designer. Face aux conséquences de certaines interfaces manipulatrices ou truquées sur ses proches, elle décide de changer de voie. En s’intéressant au design éthique et à des mouvements tels qu’humane tech et tech for good, elle découvre le champ du bien-être numérique. Son parcours l’amène alors à intégrer une formation de 7 mois pour approfondir ses connaissances dans ce domaine et devenir coach en bien-être numérique.

 Clo est l’auteure de Tech Bliss, un ebook qui vulgarise la recherche scientifique sur le bien-être numérique. Ce livre propose également 30 expériences pour mettre en application ces enseignements scientifiques, et plus de 200 questions introspectives pour amorcer la réflexion et consolider les expériences.

 Clo écrit également pour sa newsletter gratuite, Digital Wellness. Cela lui permet de diffuser les informations du moment et l’avancée de la recherche, ainsi que de présenter les acteurs du milieu et de partager des recommandations concrètes pour améliorer son rapport aux écrans.

 Enfin, elle propose également des formations en entreprise (en français ou en anglais) sur divers sujets tels que la concentration à l’ère numérique, la productivité et le bien-être lors du travail à distance, etc.

 

 

Quels impacts ont eu les outils numériques sur notre façon de travailler et plus largement notre bien-être physique et mental ?

L'avènement des technologies numériques a apporté de nombreux changements dans notre façon de travailler, de communiquer et de consommer de l'information. Il est toutefois crucial de rappeler que ces outils ont été conçus pour faciliter l’exécution d’une tâche en nous orientant vers telle ou telle action mais qu’ils n’ont pas été conçus pour prendre en compte nos besoins physiologiques, notamment ceux liés au mouvement et au regard.

Ainsi, l'utilisation intensive de ces outils peut également entraîner des défis et des problèmes, tels que la "Zoom Fatigue" liée au télétravail et à l'utilisation excessive des logiciels de visioconférence. Il s’agit d’un problème courant qui se manifeste par une fatigue mentale et émotionnelle due à la participation à de nombreuses réunions en ligne sans pauses suffisantes pour récupérer.

Les principales causes de cette fatigue sont :

-        La quasi absence de communication non verbale dans les réunions virtuelles, où seule la partie supérieure du corps, c'est-à-dire le visage et les épaules, est visible. Cela peut entraîner une surinterprétation des expressions faciales, des hochements de tête et des mouvements de main pour se faire comprendre, ce qui peut être épuisant.

-        Dans une réunion physique, tout le monde regarde la personne qui parle ce qui permet à ceux qui ne parlent pas de prendre des notes, de regarder les autres interlocuteurs ou de regarder ailleurs. Dans le cadre de réunions virtuelles, nous ne faisons que regarder droit sur notre écran et avons l’impression que nous sommes constamment observés ce qui peut provoquer un surcroît de stress.

 

Pour remédier à cela, il est impératif de comprendre les aspects scientifiques du bien-être numérique et d'apporter des changements dans nos pratiques. Nous pouvons ainsi opter pour des réunions en audio uniquement pour permettre plus de mouvement, tenir l'écran à une distance plus éloignée et laisser des pauses entre les réunions pour diminuer le niveau de stress.

 

Un autre défi majeur auquel les utilisateurs sont confrontés dans un environnement numérique est le multitâche. Le télétravail ainsi que le travail indépendant ont augmenté la tendance à effectuer plusieurs tâches en même temps, ce qui peut entraîner une baisse de la productivité et de la qualité du travail.

Il faut bien distinguer deux types d’interruptions : les interruptions externes, telles que les messages, mails ou notifications, et les interruptions internes, où l'on s'interrompt soi-même en changeant de tâche sans stimulus externe.

 

Pour remédier à cela, des ajustements très simples peuvent être mis en place :

-        Désactiver les notifications pour éviter les interruptions fréquentes,

-        Se bloquer du temps à l'avance pour se concentrer sur une tâche spécifique (pratique appelée "time boxing")

-        S'entraîner à se stopper lorsqu'on s’apprête à sauter d'une tâche à l'autre pour améliorer sa capacité de concentration.

Il est également conseillé de bloquer les distractions, comme éloigner son téléphone pour éviter sa présence constante. Plusieurs études ont par exemple montré que la simple présence de son téléphone (même éteint) diminue nos capacités cognitives[1].

Il faut aussi dédramatiser et cesser de croire que notre disponibilité instantanée est gage de sérieux professionnel. Les personnes travaillant à distance veulent répondre immédiatement à leurs collègues les sollicitant de peur qu’on pense qu’elles ne sont pas en train de travailler. Cette attitude est très dommageable à leurs capacités de concentration et les personnes travaillant à distance devraient s’efforcer à se ménager des « time boxes » et à en informer leurs collègues pour expliquer leur délai de réponse et leur indisponibilité temporaire.

 

 

Prenons l’exemple plus précis des réseaux sociaux et de notre consommation de contenus en ligne. Comment faire en sorte que ces pratiques nous soient bénéfiques ?

 

Pourquoi se fait-on happer par les réseaux sociaux ? Tout simplement parce que nous sommes programmés pour cela. Nous avons tous un biais qui nous pousse à apprendre, à collecter de nouvelles informations. C’est normal car il s’agit de l’un des moteurs qui nous a permis de survivre en tant qu’espèce. Biologiquement, ce processus de recherche d’informations va nous faire secréter de la dopamine et nous procurer ainsi une sensation de bien-être.

Les réseaux sociaux sont une gigantesque mine de nouvelles informations, nous sommes donc tentés d’y passer un certain temps car notre cerveau sait qu’il va pouvoir y trouver de nouvelles choses à apprendre et donc produire de la dopamine.

Certaines plateformes sont conscientes de ce biais et proposent des fonctionnalités pour l’atténuer, par exemple Instagram nous informe lorsque nous avons vu tous les nouveaux contenus de notre fil d’actualités.

 

D’autres outils ont en revanche mis en place des mécanismes qui profitent de ces biais et de nos vulnérabilités. Le principe de « récompenses aléatoires » a par exemple été mis en lumière par Skinner[2]. En soumettant des pigeons à deux systèmes – l’un où une action (tirer un levier) déclenche systématiquement une récompense alors que dans l’autre cette récompense est aléatoire – Skinner se rend compte que les récompenses aléatoires provoquent une activité beaucoup plus fréquente voire frénétique des pigeons.

Ce mécanisme est par exemple employé sur les applications de rencontre pour pousser les utilisateurs à rester sur la plateforme en leur proposant plusieurs profils moins pertinents avant de les stimuler avec un profil plus pertinent.

 

Comment progresser pour tendre vers le bien-être numérique ? Y a-t-il des stratégies ou outils à privilégier ?

Le premier critère que nous devrions avoir est la perception d’un bénéfice réel découlant de notre activité en ligne. Les autres critères comme le temps d’écran sont intéressants mais moins fiables.

Il s’agit en revanche d’un bon début pour travailler sur le bien-être numérique. On peut ensuite mettre en place des limites de temps pour encadrer notre consommation mais je conseillerais aussi d’utiliser à leur plein potentiel nos outils numériques pour atteindre un bénéfice qu’on se fixe.

Par exemple, on oublie vite que la personnalisation impressionnante des réseaux pourrait nous aider à améliorer significativement notre fil personnalisé pour nous montrer uniquement du contenu susceptible de nous faire progresser vers notre objectif.

Je pense donc qu’il ne faut pas forcément s’astreindre à un arrêt brutal de certaines applications. Commençons au contraire par un travail de gratitude en nous posant cette question : « à quelles connaissances cet outil me permet-il d’accéder » ? La réponse nous aidera aussi prendre conscience de ce que nous perdrons si nous décidons de nous débarrasser de cet outil.

 

Que vous inspirent les récentes innovations technologiques, notamment celles autour des modèles d’IA génératives ou de la réalité virtuelle ?

 

J’y vois davantage de risques que de bénéfices. Concernant l’IA générative, il y a d’énormes enjeux autour de la véracité des propos dans de nombreux domaines. Par exemple, le modèle Midjourney construit des images à partir de données d’entraînement principalement occidentales. Le risque est donc que les images produites ne rendent absolument pas compte des habitudes culturelles des personnages représentées[3].

 J’y vois aussi un piège de facilité qui nous ferait oublier ce qui fait notre humanité. Ayant par exemple eu à écrire un discours pour des funérailles, je me verrais mal faire cela sur ChatGPT. Je pense qu’il nous est nécessaire de faire certains efforts, notamment pour le processus de deuil mais cela est valable pour bien d’autres situations. Nos capacités de rédaction et d’expression sont aussi des moyens de gérer nos sentiments et je pense que ne plus faire ces efforts nous serait préjudiciable.

 

La responsabilité des entreprises développant ces outils est au cœur des débats. Comment se sont-elles emparées du sujet ?

 

A ma connaissance, la grande majorité des UX Researchers, des Product Managers et des autres profils impliqués dans la conception d’un outil numérique sont conscients des enjeux autour de leur produit. Ce n’est toutefois pas une préoccupation principale, notamment parce que leur hiérarchie ne comprend pas toujours l’impact de ces pratiques ou craint le temps et les fonds que nécessiteraient des travaux supplémentaires pour s’assurer qu’un produit respecte le bien-être de ses utilisateurs.

On peut aussi penser aux entreprises qui n’auraient aucun intérêt à intégrer ces éléments car ces derniers sont en opposition avec le business model de l’entreprise (jeux en ligne, réseaux sociaux, jeux d’argent, etc.).

 

Je pense qu’il est au contraire assez simple de démarrer une démarche vertueuse. Avant de remplacer complètement sa stratégie Produit, une entreprise peut commencer par des ateliers ponctuels pour obtenir des retours de ses utilisateurs

C’est pour moi l’élément le plus important. Le bien-être numérique doit figurer dans toutes les étapes du cycle de conception et lancement d’un produit, il faut qu’il figure dans toutes les vérifications et surtout dans la User Research. Il faut absolument poser des questions aux utilisateurs sur ce sujet bien précis si l’on souhaite améliorer les pratiques de son entreprise.

 

 

Quels conseils donnez-vous pour progresser vers le bien-être numérique ?

 

L’ignorance est le plus grand danger. Je fais beaucoup de vulgarisation et d’éducation justement pour sensibiliser le plus grand nombre de personnes à ces sujets.

Je m’attache tout spécialement à déchiffrer les mécanismes scientifiques derrière nos comportements (réactions hormonales, cérébrales, psychologiques, etc.).

La première étape est donc de comprendre, la seconde est de passer à l’action en changeant nos habitudes.

C’est à mon sens l’étape la plus difficile et il faut bien la décomposer en plusieurs changements afin de commencer par des petites modifications avant d’aller chercher les niveaux supérieurs.

 

Je vois ainsi de nombreuses personnes qui sont découragées par ce travail à fournir et qui n’ont pas envie de cet effort.

L’argument que je préfère pour les pousser à ce changement, outre la décomposition qui facilite le travail – est l’importance de la récompense. Quelqu’un qui passe 1h30 à regarder des vidéos sans intérêt par jour aura perdu en 6 mois un temps précieux qui lui aurait permis d’apprendre une nouvelle langue par exemple.

J’insiste donc sur le fait que ce temps mieux fléché vers des activités qui nous bénéficient réellement est capital : il a le pouvoir de changer une vie et de nous permettre d’être acteur dans nos choix de vie et non consommateur passif.

 

 

 

Pour aller plus loin :

Lien vers la newsletter de Clo : https://thistooshallgrow.com/newsletter

Tech Bliss, livre écrit par Clo : https://thistooshallgrow.com/tech-bliss

Consciously Digital : https://www.consciously-digital.com/

Center for Humane Technology : https://www.humanetech.com/

[1] “Brain Drain: The Mere Presence of One’s Own Smartphone Reduces Available Cognitive Capacity”

Adrian F. Ward, Kristen Duke, Ayelet Gneezy, and Maarten W. Bos

Journal of the Association for Consumer Research 2017 2:2, 140-154

[2] B. F. Skinner: The Role of Reinforcement and Punishment". Schacter DL, Gilbert DT, Wegner DM, Nock MK (January 2, 2014). Psychology (3rd ed.). Macmillan. pp. 278–80. ISBN 978-1-4641-5528-4.

[3]https://www.reddit.com/r/midjourney/comments/11vuvdk/time_period_selfies_time_traveler_shows_soldiers/

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