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L'économie digitale, au-delà des enjeux de vie privée et d'inégalités

Professeure de sociologie à UC Berkeley, Marion Fourcade invite à mieux comprendre les mécanismes de l’économie digitale ainsi que ses impacts sur les individus. Par son diagnostic, elle nous appelle à prendre conscience de l’ampleur des effets du numérique sur les inégalités. Entretien mené par Lauriane Gorce, directrice scientifique de l’Institut de la technologie pour l’humain - Montréal.

- À l'heure où la pandémie touche aussi bien l'Amérique du Nord que l'Europe et l'Asie, quel regard de sociologue portez-vous sur la gestion de la pandémie du coronavirus ?

Le confinement est la principale stratégie mise en place pour obtenir ce fameux «aplatissement de la courbe » des cas de coronavirus. Elle est nécessaire pour éviter un engorgement des hôpitaux et des milliers de morts supplémentaires. Mais si les gens restent chez eux, l’économie s’arrête net. C’est pour ça qu’un grand nombre de pays ont aussi mis en place des politiques d’« aplatissement de la courbe de récession », en empêchant les licenciements et les expulsions, en soutenant les salaires et les dépenses incompressibles des entreprises, et en interdisant aux firmes bénéficiant des aides de l’Etat de distribuer des dividendes. C’est ce qu’ont fait laFrance, la Grande-Bretagne, le Danemark, l’Allemagne. Les Etats-Unis sont pour l’instant très en retrait dans ces deux domaines. Côté sanitaire, le gouvernement fédéral refuse d’assumer son rôle de coordination de la crise sanitaire. Ce sont les États, voire les comtés ou les villes, qui imposent le confinement. Mais dans la mesure où les frontières entre États sont poreuses, tout le monde reste à la merci de la contagion venue des États qui ont des taux de contamination élevés et aussi de ceux qui ont les politiques les plus laxistes. De plus, ils sont forcés de se livrer une concurrence féroce pour obtenir des fournitures médicales (masques, respirateurs).Il est possible que ces incohérences et ce manque de direction au niveau national prolongent considérablement l’épidémie. Côté économique, le congrès américain a lui aussi voté un programme important de soutien à l’économie, mais sans offrir de garanties d’emploi. Le résultat c’est que la crise économique est déjà beaucoup plus destructrice dans ce pays. Le nombre de chômeurs a augmenté de presque 10millions sur les deux dernières semaines (on tourne normalement autour de 200.000nouveaux chômeurs par semaine). Cela est en partie dû au fait que le principal programme de soutien pour les travailleurs passe par l’assurance chômage, mais même en tenant compte de ce fait, ces chiffres sont absolument sans précédent.Par ailleurs les grosses industries, par le biais des lobbies, semblent être les principales bénéficiaires du « paquet » fiscal américain. Rien de tout cela n’était nécessaire. C’est un abominable gâchis. La pandémie du coronavirus pose également des questions intéressantes par rapport à mes propres travaux sur l’économie digitale. Par exemple, l’urgence sanitaire a déjà accéléré énormément l’acceptation, par les populations, de la surveillance digitale. Souvent la transition se fait sans beaucoup de garanties démocratiques (le gouvernement Israélien, par exemple, a autorisé l’utilisation d’un outil conçu originalement pour la lutte antiterroriste, sans débat parlementaire). Par exemple les applications de suivi des personnes infectées par géolocalisation sont en train de devenir un outil standard de la lutte contre l’épidémie, utilisé dans de nombreux pays et très populaire auprès des individus terrifiés par les risques decontamination.

- À quoi ressemble un individu, vu de ce que vous appelez le marché ?

L’après-guerre a été dominé par la production et la consommation de masse, où les profits dépendaient principalement des économies d’échelle. Depuis les années1970, on est passé progressivement à une production plus flexible, spécialisée et souvent de niche. Au fur et à mesure que se développait le marketing et la connaissance fine des consommateurs, on s’est mis à extraire des profits en travaillant chaque segment de marché différemment, sur la base (entre autres) de la volonté de payer1 des individus. Des petites variations sur un produit ou un service peuvent entraîner une grande variation des prix auprès de segments de marché différents.

L’économie digitale poursuit cette logique de manière encore plus extrême et encore plus désagrégée. Les données digitales personnelles permettent aux firmes(ainsi qu’aux Etats) non seulement de connaître le profil de consommation des gens, mais aussi leur profil de risque (financier, médical) ou de citoyenneté. Les organisations cherchent à appréhender l’individu à partir des seules tranches de comportement qui les concernent... Il devient alors la somme de tous ses « dividus» : ces parties restreintes de sa personne que chaque institution, publique ou privée, va travailler en profondeur et manipuler –soit pour en extraire de la valeur, soit pour réaliser des économies, soit pour optimiser la distribution des ressources, etc….Souvent, ce travail passe par l’attribution d’un score, ou d’une note, qui permet de positionner le dividu relativement aux autres. Dans mes recherches avec KieranHealy, nous utilisons le terme d’« übercapital » ou « eigencapital » pour désigner la commensurabilité des gens qui découle de leurs interactions avec l’économie digitale. Le terme de capital fait référence aux profits –matériels ou symboliques–que les individus peuvent éventuellement tirer eux-mêmes de ces positions.

- Que devient l’individu dans la société numérique ?

Cible de calculs incessants de scores qui impactent chaque domaine de sa vie, l’individu doit être avant tout actif, engagé. Prenons Instagram ou Facebook : votre« poste » ne sera visible pour les autres utilisateurs que si le système vous considère comme prioritaire par rapport aux centaines d’autres possibilités. Ce score de priorité dépend, lui, de la fréquence et de l’intensité de vos interactions passées avec les autres utilisateurs et avec le système. Si vous négligez ces services, ils vous négligeront aussi. On a le même principe avec la notation de crédit aux États-Unis :vous pouvez gérer vos finances manière très conservatrice, en n’empruntant jamais par exemple. Si vous agissez ainsi, le système de crédit ne vous connaîtra pas, vous serez invisible (comme la personne qui n’interagit pas avec les autres sur Instagram).Cela veut dire qu’il ne connaîtra pas d’autre « valeur » pour vous représenter que celle calculée par son algorithme. Dans l’incertitude votre notation de crédit, si jamais vous avez un jour besoin d’un prêt (par exemple automobile ou immobilier),sera très mauvaise et vous paierez ce prêt plus cher. La meilleure manière de l’améliorer est de générer un historique de crédit, c’est-à-dire d’utiliser régulièrement une ou plusieurs cartes de crédit. En gros, vous devez vous laisser «financialiser », comme vous devez vous laisser « digitaliser », si vous voulez légitimement exister dans ces systèmes. Vous vous devez d’être en constante interaction selon des termes imposés par les organisations, et vous laisser connaître et mesurer par des algorithmes qui demeurent pour la plupart des secrets commerciaux. La production de données personnelles devient indispensable pour accéder à un certain nombre de choses : assurances, crédit, vie sociale en ligne ... et détermine aussi de plus en plus l’accès à certains jobs ou les promotions au travail.Si vous refusez cet « échange » plutôt forcé, votre exclusion ne sera pas totale mais les termes de votre inclusion seront moins avantageux, socialement ou économiquement (par exemple certaines compagnies d’assurance santé aux EtatsUnis offrent des tarifs préférentiels aux utilisateurs de Fitbit). Tous ces mécanismes de commensuration et de hiérarchisation ordonnent la société d’une manière très particulière : j’utilise le terme d’ « ordinalisation » pour décrire ce processus.

- Les jeunes générations, remarquez-vous, vivent dans une économie morale différente. Cela se traduit comment ?

Sans avoir effectué de recherche systématique, voici ce que je perçois. Dans la génération de mes enfants, beaucoup agissent comme si les mesures produites parles réseaux sociaux reflétaient en quelque sorte leur valeur dans la société. Leur nombre d’abonnés (followers) est très important pour eux. Le ratio entre abonnés et personnes suivies l’est plus encore : il faut absolument être suivi par plus de personnes qu’on ne suit, au risque de passer pour quelqu’un d’inintéressant, de «pathétique. » Les membres de ce qu’on appelle « la génération Z » élaborent souvent des stratégies très complexes pour influencer ces mesures : ils utilisent des plateformes (parfois payantes) de gestion et de conseil, des mécanismes de réciprocité (« ma copine me suit, je la suis, mais si elle n’aime pas mes publications j’ai intérêt à me dissocier d’elle »), des stratégies d’enrichissement mutuel entre médias sociaux (comme aller sur Tinder ou TikTok pour gagner des abonnésInstagram) … Il ne s’agit pas là simplement d’une « ordinalisation » de la réputation individuelle : le marché offre des stratégies de contournement de l’algorithme qui créent ou renforcent les inégalités de réputation. Tout se monnaye, y compris le nombre d’abonnés et la mise en avant des profils et des publications. De leur côté, les firmes utilisent des stratégies de gamification des interactions pour retenir les utilisateurs et capter plus de valeur : on appelle cela la « persuasion technologique. »

- Numérique rime-t-il avec inégalités ?

La sociologie pense traditionnellement les inégalités comme étant principalement ancrées dans le capital économique, le capital culturel, et les catégories comme le genre ou la race. Mais force est de constater qu’aujourd’hui nous faisons face à une pléthore de systèmes qui produisent du capital et s’en servent pour différencier les individus les uns des autres. Comment alors penser les inégalités ? C’est compliqué.Certains vecteurs d’inégalités s’affaiblissent, et d’autres apparaissent. Prenons l’exemple des banques : dans les années 60, les femmes comme les afro-américains avaient beaucoup de mal à accéder au crédit. La raison ? Pour gérer le risque, on excluait des catégories entières de personnes. Une femme mariée en France ne pouvait pas souscrire un prêt sans l’accord de son mari. Tout cela a été heureusement balayé, pour l’essentiel, par des lois anti-discrimination. Aujourd’hui, le calcul de risque s’appuie principalement sur des données numériques et est individualisé. Le résultat c’est que non seulement on « financialise » beaucoup plusde gens, mais on discrimine aussi beaucoup moins en fonction des catégories d’identité et d’identification (comme le genre ou l’ethnicité). Par contre, on crée une nouvelle manière de stratifier la société, basée sur le comportement (et la note) de crédit, qui recoupe partiellement ces catégories. Au lieu d’une frontière claire entre les inclus et les exclus, on a une échelle mobile entre les bons et les mauvais crédits, ou entre ceux qui font de l’exercice et ceux qui n’en font pas, ceux qui perdent du temps sur internet et ceux qui l’utilisent de manière productive. Ceux qui sont tout en bas de ces échelles obtiendront des termes de l’échange très défavorables, tandis qu’ils seront très favorables pour ceux tout en haut. C’est pour cela qu’il faut vraiment penser l’économie digitale (et dans la mesure où elle repose sur des données récoltées digitalement, l’économie financière fait partie de l’économie digitale) sous l’angle de l’inégalité –pas seulement sous celui de la vie privée.

- Subissant ces mêmes influences, comment l’État est-il en train de se transformer ?

Vaste sujet ! L’État est à la fois plus proche et plus loin : il est immédiatement dans mon ordinateur via internet, mais si je veux lui parler, parler à une vraie personne, cela devient difficile. L’État est plus visible et moins visible. Virginia Eubanks le décrit bien dans son livre Automating Inequality : en automatisant les décisions des services sociaux, par exemple, l’État sans doute peut gagner en rapidité d’exécution, devenir plus efficace. Le problème c’est que ces décisions sont d’autant plus difficiles à contester que personne ne comprend comment fonctionnent les algorithmes. Si ceux-ci se retrouvent à refuser des services ou des bénéfices sociaux à des populations particulièrement vulnérables, qui est responsable ? De fait, beaucoup d’administrations sont revenues vers des méthodes de traitement traditionnelles après des expériences désastreuses où les inégalités, notamment raciales, se trouvaient fortement renforcées par l’application de ces technologies.

Ceci dit, la digitalisation des services de l’État avance d’un bon pas partout. À la fois parce que l’État lui-même récolte beaucoup de nouvelles données, et parce que le marché lui en propose. L’interpénétration de l’État et du marché a toujours existé, mais l’abondance de données crée des possibilités nouvelles. Aux Etats-Unis en particulier la circulation des données entre l’État et les compagnies privées manque beaucoup de clarté. Par exemple, l’État n’a normalement pas le droit de connaître les déplacements géolocalisés des individus sans mandat judiciaire. Mais rien ne l’empêche d’utiliser des compagnies privées pour le faire. Récemment, le département des impôts (Internal Revenue Service) a négocié un contrat avec la compagnie Palantir, pour détecter les fraudes fiscales en utilisant la géolocalisation.On a aussi beaucoup de situations où des compagnies privées ou des fondations philanthropiques proposent des solutions plateformisées pour remplacer des services publics de base, comme l’éducation. Tout cela est parfois très attractif pour les gouvernements locaux8, notamment en période de crise fiscale. (Par exemple, la fondation Zuckerberg propose aux écoles américaines une plateforme d’enseignement en ligne). Mais on ne mesure pas encore bien les conséquences de ces dynamiques –ce qu’elles signifient pour le futur de l’Etat et des formes de solidarité qu’il représente.

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